Vers une philosophie interculturelle
A la transdisciplinarité se sont ajoutées depuis les années
80 deux mutations en philosophie occidentale : le retour à la
préoccupation antique de la philosophie comme manière de vivre, et l’ouverture
à des notions venues de pensées et de langues non occidentales ainsi qu’à
l’héritage des peuples sans écriture. Aussi nous allons essayer de dresser un
panorama de ces philosophies non occidentales, ce qui nous permettra d’élaborer
une pensée de la Terre en réfléchissant aux places respectives des humains, des
techniques et de la nature. Mais en premier lieu nous allons expliquer le terme
de barbarie, à travers l’ouvrage de Roger-Pol Droit Généalogie des Barbares.
L’Autre ce Barbare
On
traite pêle-mêle de barbares les nazis, l'Occident dans sa domination, le
vandalisme des banlieues... Qui sont
vraiment les barbares ? Quand ce mot apparaît-il pour la première fois ?
«
Barbare » est d'abord une onomatopée, «Brrr... brrr », qui imite une voix
gutturale, rocailleuse, déformant la langue. Homère, au chant II de « L'Iliade
», utilise pour la première fois l'adjectif composé « barbarophone » pour
caractériser les Cariens, alliés des Troyens contre les armées grecques. Pour
les Grecs, la parole et la raison sont étroitement liées (un même mot les
désigne, logos), donc celui qui parle de manière inhabituelle va être soupçonné
de mal penser, d'échapper au contrôle de la raison, et ainsi d'être impétueux,
colérique, violent. Mais le partage le plus décisif est politique : sa relation
faussée au logos interdit au barbare d'instaurer un ordre politique fondé en
raison. On se représente alors le barbare comme proche de l'esclave, sujet d'un
pharaon ou d'un empereur, par opposition au Grec, citoyen libre, vivant sous le
seul règne de lois élaborées en commun. La souveraineté des Grecs, sur les
peuples barbares s'en trouve évidemment légitimée. Pourtant dans la pensée
grecque, les barbares ne sont pas inférieurs, ces barbares-étrangers peuvent
être des hommes de haute science, de grande culture, au passé immense, comme
les Egyptiens chez Platon. Et surtout l’on ne trouve jamais l'idée de barbarie
telle que nous l'entendons, c'est-à-dire l'inhumanité dans l'homme,
l'insensibilité face à la douleur de l'autre, ou encore les forces de
destruction internes à la civilisation. Cette notion de barbarie liée à
l’inhumanité va se construire avec Rome. A la fin de la République, au début de
l'Empire s’élabore l'idée de l' humanitas, de la solidarité naturelle des humains
les uns envers les autres, à cette humanitas s'oppose la feritas (de ferus,
sauvage), cette feritas est le premier jalon important dans la naissance de la
notion de barbarie.
Ensuite vient le christianisme, qui au début fait sauter la séparation entre barbares et
non-barbares. Nous sommes tous frères en Jésus-Christ. En même temps la
compassion, la charité, l'humilité vont prendre le pas sur la force, la dureté,
le combat, la faiblesse devient une forme de supériorité nouvelle, et la
violence est mise au dehors, elle devient ce qu'on refuse. Et comme, à la même
époque, les Goths, les Vandales et bientôt les Huns ne se comportent pas
exactement comme des agneaux, la représentation de la barbarie-inhumanité finit
de se constituer.
Les barbares à partir du christianisme sont donc avant tout
inhumains ?
Les anciens barbares étaient définis par leur naissance ; les
nouveaux le seront par leurs actes.
Tant bien que mal, le couple
civilisation-barbarie subsiste au fil des siècles, jusqu'à ce que la découverte
de l'Amérique transforme le terme...
En effet, apparaissent à cette époque les
« bons sauvages », qui sont à l'extérieur de la civilisation développée mais ne
la menacent pas.
A
chaque fois que l’on fait disparaître le barbare un autre apparaît : Saint
Paul proclame l'abolition des singularités, plus tard vient l'Inquisition, 1789
affirme que tous les hommes naissent libres et égaux, bientôt s'organise la
Terreur. Du fait de cette égalité formelle, les barbares, effacés en droit
ressurgissent en fait dans la représentation occidentale tout au long du XIXème
siècle, sous la double forme des classes dangereuses et des peuples à coloniser.
Au XXème le monde semble unifié, mais une autre forme de barbarie va naître :
les totalitarismes du XXe siècle, le Goulag et la Shoah, les deux
tueries mondiales. Le siècle commence avec le génocide des Arméniens, il se
termine par celui des Tutsis, des Tchétchènes après les charniers des Khmers
rouges. La chute du mur de Berlin en 1989 signe la fin de l’histoire et la
planétarisation de l’économie de marché et de la démocratisation de l’Etat,
donc un monde sans barbares. Mais le XXIème s’ouvre avec les attentats du 11
septembre, l’intensification de la menace terroriste, et le chantage des prises
d’otage.
On peut penser que la civilisation a échoué. Pourtant l’universalité
du Christ, les droits de l’homme, la mondialisation ne sont pas génératrices de
barbarie ils sont sous-tendus par des idéaux de fraternité, de liberté et
d’égalité, le danger c’est de leur ajouter la puissance de la pureté. Le monde
doit demeurer imparfait, bancal, hasardeux. On voit monter en puissance des techniques pour
réduire le hasard (en biologie, recherche ADN, dépistage génétique,
manipulation d’embryon, clonage). La volonté de rendre le monde pur conduit à
éradiquer l'altérité, à supprimer les singularités. Aujourd’hui le
barbare ce n’est pas seulement un monstre c’est aussi l’étranger qu’on exclut,
l’autre que l’on juge inférieur. Aujourd’hui la barbarie est à l’intérieur,
elle met en péril la civilisation. Un barbare habite en chacun. Et la
civilisation elle même s’est muée en Barbarie, peu importe que ce soit à cause
de la technique, du capitalisme, de la société du spectacle ou à l’ensemble, il
faut la combattre. Avec
les nouvelles éventualités du clonage, du contrôle de l'ADN, de la surveillance
des déplacements et des communications se profilent à l'heure actuelle des
moyens d'élimination sans précédent du hasard humain, c'est-à-dire de la
liberté humaine, c’est une autre forme de barbarie. Il ne faut pas qu'une
nouvelle tentation de pureté mette de tels moyens à son service. Le barbare aujourd’hui
c’est celui qui parle mal l’humain, qui veut trop le plier à un excès de
raison, au contrôle, à la contrainte, car parler humain c’est ne jamais savoir
exactement ce que l’on va dire.
Le
barbare des commencements était impulsif, fantasque, le barbare d’aujourd’hui
est maître de lui, en un sens c’est le triomphe de la raison mais d’une raison
devenue folle, sans limite donc inhumaine. Lutter contre la barbarie autrefois
était combattre le chaos, l’émotion, aujourd’hui c’est l’inverse il faut se
méfier de l’ordre, des savoirs sans bornes, des contrôles sans émotion.
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